Trouver sa place, entre France et Maghreb
Il avait vu le jour en 1920 dans la Tunisie coloniale au sein d'une famille juive arabophone très modeste. Deuxième enfant d'une fratrie de treize, il fréquente tout jeune l'école rabbinique puis l'école primaire de l'Alliance israélite où il apprend le français. Élève brillant, il reçoit alors une bourse qui lui permet d'intégrer le lycée français de Tunis.
Pendant la deuxième guerre mondiale, juste après le débarquement allié en Algérie en 1943, les Allemands envahissent la Tunisie et il est envoyé dans un camp de travail forcé. À la fin des hostilités, il part pour Alger étudier la philosophie, études qu'il poursuivra à la Sorbonne à Paris. Il se marie avec une Française et s'installe avec elle à Tunis où il anime un laboratoire de psycho-sociologie, enseigne la philosophie et dirige les pages culturelles de l'hebdomadaire L'Action (le futur Jeune Afrique).
Mais après l'indépendance de la Tunisie en 1956, et bien qu'il ait soutenu le mouvement d'émancipation de son pays, Memmi n'arrive plus à trouver sa place dans ce nouvel État devenu musulman. Il part alors à Paris où il devient professeur de psychiatrie sociale à l'École Pratique des Hautes Études et attaché de recherches au CNRS.
Là, écartelé entre ses différentes cultures, il ne trouvera pas non plus totalement sa place, lui, l'enfant pauvre, le Maghrébin méprisé. Il décrit cet «entre-deux» douloureux dans un passage de La statue de sel» alors qu'il passe l'agrégation de philo, son ventre crie famine et qu'il se sent mal à l'aise, démuni, exclu, parmi tous ces fils de bourgeois nantis qui devisent sur un ton pédant de questions abstraites... Il comprend alors qu'il sera «chez eux» mais jamais «un des leurs».
Bâtir des ponts entre l'Orient et l'Occident
Son talent avait été reconnu très tôt par Albert Camus et Jean-Paul Sartre qui avaient préfacé ses premiers ouvrages. La Statue de sel (roman, 1953) d'abord où il s'émerveillait tout en souffrant d'avoir plusieurs identités, à l'image de son personnage principal, Alexandre Mordekhaï Benillouche
Il jouit d'une reconnaissance internationale quand il publie son essai Portrait du colonisé en 1957, au lendemain de l'indépendance de la Tunisie où il exprimait l'interdépendance existant entre le colonisateur et le colonisé. Un livre, dont la prix Nobel Nadine Gordimer avait préfacé la traduction anglaise et dont Léopold Sedar Senghor se disait «enthousiasmé». «Un document auquel les historiens de la colonisation auront à se référer», prédisait le premier président sénégalais.
Mais la France est alors en pleine guerre d'Algérie et il rencontre de graves difficultés avec le gouvernement qui lui reproche son engagement auprès des «colonisés» et lui refuse la naturalisation française. Il ne pourra l'obtenir qu'en 1973 grâce à l'aide d'Edgar Pisani, lui aussi né à Tunis.
Chez l'éditeur Maspéro, il dirige la collection Domaine maghrébin. Memmi publiera aussi à partir de 1965 une Anthologie des littératures maghrébines. Albert Memmi n'avait jamais cessé de chercher à bâtir des ponts entre l'Orient et l'Occident, l'Europe et le Maghreb, et il aura contribué par ses écrits à développer la pensée humaniste, notamment par ses essais autour de la «judéité» -- un concept qu'il avait forgé dans les années 1970 --, du colonialisme et du r
Il fonde aussi le concept d'«hétérophobie» qu'il développe ainsi dans son livre Le racisme comme «le refus d'autrui au nom de n'importe quelle différence». Il publie aussi de très nombreux essais: Portrait d'un Juif, La libération du Juif, L'homme dominé, Juifs et arabes, La dépendance.
Un grand écrivain maghrébin incompris
Plus récemment, Albert Memmi n'avait pas partagé l'enthousiasme de beaucoup de ses contemporains sur l'émergence des «printemps arabes» en 2011. «Si les arabo-musulmans ne veulent pas la laïcité, et le problème n'est jamais abordé, ce ne sera pas sérieux (...) et si on ne s'attaque pas à la corruption, ce sera du bavardage», disait-il dans une interview à la télévision, se moquant de «l'espèce de délire qui s'est emparé des intellectuels et des journalistes».
L'ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d'Arvor, a également annoncé dimanche la nouvelle de son décès sur son compte Facebook. «Il est parti loin de Tunis où il était né (...). Loin de cette Tunisie qui l'a tant façonné et a fait éclore une œuvre unique, magnifique, puissante, complexe et parfois incomprise, tant l'arrachement à la terre natale et la marque de sa judéité y sont forts», a-t-il salué sur le réseau social.
«C'est une grande conscience intellectuelle, un anti-colonalisaliste qui en même temps sait très bien que dans une Tunisie indépendante il n'aura plus sa place», a confié l'ambassadeur, joint par l'AFP. Pour lui, «c'est un grand écrivain d'Afrique du Nord, considéré par Sartre et Camus comme un grand écrivain maghrébin. Mais les Maghrébins ne lui reconnaissent pas ce statut, le voient comme un écrivain français «d'origine juive», et c'est plein de malentendus et de déchirures qui produisent cette œuvre intéressante», ayant marqué le XXe siècle.