Quelques notes en vrac pour me préparer à l’émission de radio à laquelle je suis invitée, même si la journaliste m’a prévenue qu’il était fortement déconseillé de lire des notes, que la spontanéité restait toujours le meilleur exercice. Pourtant j’ai vu des gens aussi cultivés que Alain Finkielkraut venir sur des plateaux de radios et même de télévision systématiquement avec des paquets de notes qu’il compulse fébrilement. Mais bon, je respecterai le souhait de Annie Goldmann qui va m’interroger.
Il y a toujours un moment au cours d’une vie où l’on ne peut plus occulter et écarter une question si elle vous taraude de façon lancinante, notamment lorsqu’il s’agit de son identité. Non pas de son identité dans son intégralité, je veux dire par là qu’on peut difficilement contester qu’on est un homme ou une femme, qu’on soit blanc ou noir de peau, français ou d’une autre nationalité, comme on sait, la plupart du temps à cause de ses parents, qu’on est juif, chrétien, musulman ou athée, il n’en reste pas moins que la question à laquelle on a le droit, le devoir, voire la nécessité de vouloir trouver une réponse est la suivante : quelle est ma part réelle à l’intérieur de cette identité.
Que je sois, par l’Etat-civil et par le regard des autres sur moi-même ou par ma propre image que me renvoie mon miroir, un homme ou une femme, la question qui me taraude est tout de même, dans ma pensée, quelle est ma part de masculin, quelle est ma part de féminin ? Et d’une façon plus radicale : est-ce que j’ai le droit de me dire, et si possible de faire accepter aux autres l’idée que je ne me sens ni homme, ni femme ? Des chercheurs courageux ont osé apporter un commencement de réponse avec leur fameuse théorie des genres. Même question qui peut me tarauder en ce qui concerne la couleur de ma peau, puis-je l’ignorer ? Au-delà des apparences visuelles, la question reste en effet entêtante : comment dans ma pensée, une réflexion sur moi-même, je véhicule et je conceptualise l’idée que je suis ou non complètement homme, complètement femme, complètement blanc ou complètement noir.
Ai-je le droit de rejeter ce qui est une évidence pour tous ceux qui me regardent, pour pouvoir affirmer que je ne sais pas en vérité quelle ma part de masculin ou de féminin ou de couleur de peau, ou ma part de gaulois, ai-je le doit de dire que je refuse cette simple distinction ou au contraire que j’entends revendiquer avec force que l’on admette et respecte mes différences. Mais j’ai choisi une autre voie : la recherche et le questionnement pour, en fin de compte, parce qu’il faut bien essayer de conclure, émettre une conclusion qui me paraisse la plus proche de ma vérité, en sachant au fond de moi-même que quelle que soit cette vérité émise, elle ne m’apportera pas le repos total de mon esprit, j’aimerais écrire le mot âme, mais je n’y arrive pas.
Mais dépassons cette question physique, physiologique que je n’ai pas voulu traiter dans mon livre, ou si peu, quand je me suis seulement poser la question de savoir si le juif pouvait être une figure biologique, oui, dépassons ces questions de la morphologie et de la structure physique, qui n’a rien à voir avec l’intégrité de l’individu, pour arriver à la vraie question de mon livre : est-ce que je suis juif ou non ? Ou plutôt, puisque je suis né de parents qui se revendiquaient comme juifs et que j’ai vécu enfant et adolescent et jusqu’à presque homme, au rythme folklorique de quelques fêtes juives, la vraie question est : que me reste-il de cette judéité ? Y-a-t-il eu transmission ? Totale, partielle ou nulle ? Alors que je n’ai plus mis les pieds dans une synagogue depuis plusieurs décennies, que je ne célèbre aucune fête, et qu’au fond j’ignore à peu près tout du judaïsme, sauf au travers des insanités et des malédictions déversées par les antisémites notoires. Ce qui est tout de même triste.
Parmi les très nombreux retours de lecture que j’ai reçus et qui ont déclenchés parfois des échanges de lettres souvent d’une grande richesse, j’ai noté que je me serais fourvoyé et épuisé dans des travaux sans fin (car pour parler honnêtement d’un sujet, il est nécessaire d’abord de beaucoup lire) seulement pour comprendre si j’étais ou non juif, alors que selon ces lecteurs, la réponse est simple : suis-je ou non de mère juive ? Dans l’affirmatif je suis juif. C’est un des dogmes intangibles du judaïsme. Toute autre question est superflue. Circulez, il n’y a rien à voir, arrêter de vous torturer : autant j’ai été passionné par la plupart les débats soulevés, autant cette solution « réductrice » de mon identité (je suis juif puisque ma mère l’était, ben voyons, c’est l’évidence même ! Je n’ai pas attendu cette sentence, je l’avais découverte au fil de mes lectures pour accompagner la construction de mon livre) m’a, non pas irritée, mais fait franchement rigoler.
Mais pour moi, éternel insatisfait et curieux incorrigible, je n’allais pas me contenter de cette ineptie, il me fallait de toute urgence approfondir cette question sur laquelle je butais de plus en plus, qui venait se faufiler dans les circuits de mon cerveau, que cette question de ma part de judéité, à partir du moment où elle s’est installée, elle allait jusqu’à troubler mon sommeil, fracasser l’équilibre déjà fragile de l’édifice de ma vie, cette question lancinante : être ou ne pas être juif ? C’est-à-dire, au fond, accepter cette judéité avec sérénité, la rejeter avec brutalité ou avec calme et détermination ou enfin l’ignorer ou faire semblant de l’ignorer.
Cette question de l’existence ou non d’une identité juive arrivait à envahir mon quotidien et comme je l’ai déjà dit à fracasser tout ce que j’ai toujours cherché à mettre en équilibre.
Ma vie, jusque-là, je l’ai toujours rêvée et vécue comme une série d’histoires imaginaires, des histoires à inventer pour vivre dans la fiction faite d’utopies heureuses, faire en sorte que ma vie se déroule comme plusieurs vies dans lesquelles je peux librement intervenir, comme si j’étais le héros vivant mais modelable d’un romancier extravagant et surpuissant.
Etant donné que j’ai passé plus de 60 ans à écrire ces histoires dont je rêvais, je me suis convaincu que j’étais un romancier, mais hélas très peu de mes manuscrits ont été publiés, les doigts de mes mains suffisent à les compter. Il aurait fallu qu’une seule, parmi la quinzaine de ces maisons d’éditions qui font toute l’actualité littéraire, publie mon premier roman, ( comme cette lettre du 13 mai 1983 de Roger Grenier un des patrons de Gallimard qui me disait beaucoup hésiter à publier mon roman « Marguerite ») le reste aurait suivi et j’aurais peut-être, alors, créé une œuvre honnête.
Paradoxalement, c’est par un texte sous forme d’Essai qui a été remarqué par une grande maison d’édition parisienne : « La France en partage », que je suis revenu dans le monde de la publication et ce n’est pas un hasard que dans ce livre il est aussi déjà beaucoup question de recherche d’identité ou plutôt de mon affirmation avec force de mon identité française.
Et c’est ainsi que je me suis attelé à cet immense travail sur la recherche de ma part de judéité.
Pour savoir si je pouvais m’identifier à cette identité juive, il m’a fallu aller à la découverte de cette religion, en allant à sa rencontre, prendre connaissance de l’ensemble des textes fondamentaux et fondateurs du judaïsme, et principalement la Bible que je n’avais jamais lu et qui représente pourtant la Thora, je me suis beaucoup attardé à la lecture du Pentateuque, les cinq premiers livres depuis la création de l’univers et des premiers êtres humains jusqu’à la fameuse alliance de Dieu avec les Hébreux.
Je pouvais choisir de tout lire puis tourner le dos à ces livres qui constituent une immense bibliothèque et ensuite me forger mon jugement et tirer mes conclusions. J’ai préféré cheminer en même temps que mes lecteurs, leur faire découvrir ce que je découvrais en même temps qu’eux, créer une complicité en les associant à mes doutes puis à quelques nouvelles certitudes, à mes émerveillements puis à mes colères, à mes jubilations puis à mes déceptions, bref, partager avec mes lecteurs cette quête inlassable et sans fin qu’il m’a fallu mener, opposant les livres sacrés les uns aux autres, lutter quelquefois contre la fatigue, la nausée, devant l’immensité de la tâche, réfréner mes révoltes face à la violence inouïe et incroyable qui traverse l’ensemble des livres saints des trois religions monothéistes.
UN ENORME TRAVAIL QUI M’A PLUS D’UNE FOIS DONNE LE VERTIGE, navigant sans cesse, en découvrant le judaïsme, entre admiration devant l’extrême richesse de la culture juive que j’ignorais totalement, et accablement devant ces histoires que je trouvais, somme toute, incohérentes, irrationnelles et en fin de compte infantiles. Je suis un athée mais curieux des religions, ne serait ce que parce que je suis fasciné de constater que des milliards d’individus ont un besoin incontournable de croire en leur religion et pour certains un aussi grand besoin de la pratiquer sans aucune discussion, tout en sachant que c’est pour combler un vide métaphysique qui peut apparaitre en effet effrayant.
Il n’empêche, rien que la découverte que toutes les fêtes juives trouvent leurs racines et donc leurs explications dans des épopées contenues dans la bible hébraïque, cette seule découverte m’a réjouie, et c’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas voulu faire l’économie de ne pas les citer.
A ce sujet, certains lecteurs juifs m’ont dit que le chapitre présentant les fêtes leur paraissait inutile, alors que les lecteurs non juifs m’ont dit avoir beaucoup appris par le contenu de ce chapitre et tout ce qui pouvait éclairer et leur faire découvrir le judaïsme.
Mon frère Albert Memmi qui a eu la bonté de lire attentivement mon livre m’a dit qu’il était très clair, facile à lire, pourtant que d’embuches j’ai rencontré dans ce travail de titan, que de fois j’ai trouvé que je progressais de manière extrêmement lente, laborieuse, ce que le lecteur peut lire en quelques heures représente le résultat d’un chantier qui m’a occupé deux longues années.
En définitive, j’envie ceux qui n’ont que des certitudes, qui se sentent bien dans leur corps et dans leur tête. Ceux qui sont juifs et qui se sentent totalement juifs sans aucun état d’âme, soit parce qu’ils croient en leur dieu et qu’ils sont de surcroit religieux pratiquant, donc tout va bien pour eux, soit beaucoup plus simplement parce qu’ils considèrent qu’ils ont reçus cette religion en héritage et que cela constitue une culture qu’ils ne veulent pas renier, ne me suis-je pas en fin de compte classer dans cette dernière catégorie en décidant dans la toute dernière page de mon livre, que oui, même si l’affaire est bien compliquée et même si je ne comprend pas bien ce que cela implique, je reste juif , ne serait-ce que pour respecter la mémoire de mes parents, pour leur effort honorable d’avoir tout tenté pour assurer la transmission reçue eux-mêmes de leurs ancêtres.
Voilà ce que je tenterai de me rappeler et dire lors de l’émission, mais je suis bien conscient que j’en oublierai l’essentiel et que je dirais au contraire bien autre chose, comme ce que l’on fait dans la vie, en somme.
Ce lundi 15 janvier 2018